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FRANCE  MITROFANOFF

une vie de peintre....

Histoire de peindre

par Jacques Leenhardt

 

 

   Pour tous les artistes qui, d’une manière ou d’une autre, se relient à l’histoire de la peinture, cette histoire met en scène une sorte de dramaturgie tournant autour d’un grand diviseur, d’un écartèlement emblématique entre forme et matière, entre dessin et couleur. Forme de la figure et des objets que nous reconnaissons, des ressemblances qui flattent notre capacité et nos habitudes à cerner le monde dans des idées et des mots, forme de ce qui gagne son identité au sortir du chaos de la matière. Et elle, cette matière, sensation pour l’œil avant même qu’il ait su en organiser le désordre, avant qu’un vocabulaire soit parvenu à en fixer le contour, elle, matière indomptable par notre esprit parce qu’elle parle directement à nos sens, elle échappe. Quelque riche et inventive qu’elle soit, jamais la chaîne des mots n’épuisera ce qui dans ces vibrations de la couleur et de la forme nous trouble, cherche notre regard et affole notre certitude. La matière fluide, grumeleuse, vaporeuse, la pigmentation, colorée, sombre, atone, la figure figée, gesticulante, évanescente : rien dans la peinture qui échappe à la mue et à la transformation au gré de mon regard.

   Par référence à cette dramaturgie historique, on pourrait dire que la première époque du travail de France Mitrofanoff se situe dans la lignée des peintres de COBRA. La véhémence de la forme et l’explosion des contours libèrent la couleur de la contrainte du cerne ou du dessin. Fluide et sans retenue la couleur se laisse emporter vers des formes énigmatiques qui désignent moins un objet qu’elle exprime une humeur ou un sentiment issus d’un infini profond et turbulent. Alors le spectateur est confronté à cette intraitable présence de la peinture qui le ravit ou l’affole.                                           

   Ces chimères joyeuses des années soixante-dix, comme un carnaval échappé de l’atelier d’Ensor, montrent bien que France Mitrofanoff est un des rares artistes de la place de Paris ayant su donner une mue nouvelle à ce COBRA nordique, le tirant vers le rire et la joie, quand même la farce serait tragique. L’oeuvre de Dubuffet aussi appartient à cette famille qui fait de la peinture un événement où s’anime un théâtre intime dans la nuit cocasse de la raison. Il reste que dans son rythme propre, dans des affinités variées, l’oeuvre de Mitrofanoff est avant tout l’aventure singulière d’une femme confrontée au drame que chacun de nous porte en lui profondément caché

   On peut, par dérision, se confier parfois aux hasards biographiques et tenter de comprendre certaines transformations esthétiques d’un travail à partir de circonstances fortuites et anecdotiques. Prenons ce déménagement de France Mitrofanoff dans une péniche pour ce qu’il suggère de flottement et d’espace contraignant à la fois. Vivre au gré de la vague, enfermé sous un jour qui tombe d’en haut, avec la brutalité des lumières du Caravage; les figures que peint Mitrofanoff dans ce début des années 80 ont été comme figées dans le huis-clos de cette architecture flottante. Le cadre est là partout, verrière au dessus, chambranles derrière : les gestes du corps se heurtent toujours aux contraintes du bâti. La lumière qui tombe sur les personnages dessine leur prison. La couleur qui, dans la période précédente, disait l’allégresse de leur liberté se met à signifier le drame d’existences mornes et recluses, dans des registres de marron et de bistre qu’éclabousse parfois un rayon violent qui semble les gifler.

   Et puis subitement, comme si on pouvait échapper au destin, la couleur spontanée et joyeuse reprend ses droits. C’est comme un éclaboussement qui dissout les formes dans ses gouttes de couleur. Un flux ininterrompu de gouttelettes qui insensiblement se reprennent à organiser des mouvements et des corps, dans leur jaillissement même. Des figures pataudes ou élancées s’affrontent, des plongeurs fendent gaiement l’eau qui les voit surgir.

   Que dire de ces moments où s’inversent les pôles, sinon qu’ils constituent la pulsation même par laquelle une oeuvre fraie son difficile chemin ?

   Derechef l’archistructure prend le dessus sur les corps. La gamme colorée, les éclats joyeux animent désormais des formes bâties d’escaliers, de portes ou de façades. Ici où là : une fenêtre. Ces fragments multiples sont assemblés comme si, après le grand tourbillon qui les a saisis, ils étaient sur le point de trouver enfin leur place. Bientôt peut-être ils composeront des maisons et des villes. On est face à ce que serait le big bang urbain. Et puis, petit à petit, les formes s’organisent, les structures se mettent à dominer et à ordonner les éléments épars. Mitrofanoff cadre, positionne : le vagabondage de tous ces  matériaux est soumis à la dure contrainte que leur oppose des barres rigides qui entreprennent d’organiser l’espace du tableau. La circonférence d’un tondo tient ensemble des fragments indisciplinés. Un univers vient à la forme et l’image organise dans un ensemble cohérent ces fragments épars d’architecture. Alors se construit comme un immeuble géant dont on embrasserait d’un coup d’œil les différents petits mondes domestiques qui s’y côtoient. Un réseau de cellules apparaît ; chacune accueille une saynète. Dans ces tableaux de la fin des années 80, Mitrofanoff place son petit monde divers et coloré chacun dans son cadre. Des commencements d’anecdote se donnent libre cours sur la toile. On a envie de se faire raconter l’histoire de ces figures peintes qui deviennent autant de personnages romanesques.

   Et puis tout soudain, à nouveau, les architectures se referment sur cet univers grouillant. Les échafaudages se font plus denses, qui obturent les portes et les fenêtres. Le champ pictural n’est plus qu’un plan tout occupé par ces structures arrangées en désordre. C’est comme si le drame se jouait derrière ces murs : circulez il n’y a rien à voir. La vie reste recluse derrière le jeu toujours plus complexe des structures qui obturent le regard. Les couleurs disparaissent aussi de ce monde transformé en un gigantesque chantier, boues et madriers dominent de leur camaïeu gris.

  

Comme un timide printemps qui secoue les neiges de l’hiver, la couleur revient avec le début des années 90. On ne sait s’il faut voir dans le rythme lent des phases un cycle naturel ou des états d’âme successifs. Toujours est-il que, par longues phases, le travail de France Mitrofanoff se transforme et se répète aussi. Maintenant il fait jour. Les éléments du chantier s’agrémentent de jolis motifs, les formes se font décoratives avec les couleurs. Un souffle tropical anime le tableau. Des palmes et des plumes redonnent un espace naturel là où jusqu’à présent dominait la ville et le matériau industriel. Un air nouveau circule : Mitrofanoff peint des paravents.

   Les rudes madriers qui pendant si longtemps ont occupé la toile se transforment en troncs d’arbres, comme si le bois usiné retouvait sa forme originelle dans la nature. On voit alors se profiler devant un horizon qui colle de très près au décor, d’immenses futaies qui font rêver à de profondes forêts. La vie revient comme une sève qui court au long des troncs géants.

   Dans ces ultimes tableaux, la vie continue et étend son empire. Et nous, nous attendons ses futurs avatars, qui constituent au fil des ans la singularité de cette histoire de peindre se développant au cœur des rythmes toujours recommencés de l’histoire de la peinture.

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